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Les premières fois que Teresa avait suivi les séances d’exercices aux situations extrêmes, elle interprétait un témoin. C’était ainsi que fonctionnait le Bureau. Une fois que vous étiez embauché, ils vous faisaient passer des tests, et vous ne tardiez pas à vous retrouver dans une situation qui, invariablement, finissait par dégénérer.

Comme ils le disaient eux-mêmes, lorsqu’on est dans la peau d’un témoin, le plus difficile est encore de déterminer l’endroit où il convient de se planquer avant que tout n’explose. Il fallait se comporter en témoin, donc être assez près pour assister aux événements, puisqu’il fallait avoir de la matière pour rédiger son rapport, mais aussi se préoccuper de sa propre survie.

Par principe, le Bureau préférait ne pas trop en dire à l’avance : donc, avant leur première expérience, Teresa et les autres n’avaient reçu aucune instruction particulière, sinon sur la façon d’arrêter un scénario.

Son supérieur, l’agent spécial Dan Kazinsky, lui avait dit :

« Vous n’avez pas besoin d’apprendre comment en sortir. À ce stade, votre seule préoccupation, c’est de rester en vie. Mais je vais vous le dire quand même. »

Il lui enseigna donc un de ces acronymes mnémotechniques dont les instructeurs étaient friands : LIVER. Localiser. Identifier. Vérifier, Examiner, Revenir.

« Vous n’aurez pas l’occasion de vous en servir, conclut Kazinsky. Plus tard, peut-être, mais les premiers exercices sont les plus difficiles. »

 

Cette première situation extrême ne dura pas plus de sept secondes, montre en main, et durant cette brève période de temps un flot de sensations envahit Teresa et la laissa complètement désorientée.

Brutalement, elle se retrouva bien loin de la pénombre du laboratoire ExEx – au cœur du centre d’entraînement de Quantico. Elle était dans une rue écrasée de soleil, aux alentours de midi. Elle se trouvait dans le corps d’une autre femme, mais qui était plus grosse qu’elle, et cet afflux inattendu de poids la fit chanceler. Le bruit de la circulation agressa ses tympans. La chaleur l’étouffa. Une sirène gémissait dans le lointain, des ouvriers cognaient sur quelque chose de métallique, des klaxons beuglaient. Elle regarda tout autour d’elle, époustouflée par la force de cette réalité factice.

Elle reçut alors un bloc d’informations. Elle se trouvait à Cleveland. Ohio, sur la 55e Rue Est entre les avenues Superior et Euclid. Date : 3 juillet 1962. Heure : 12 h 17. Elle s’appelait Mary-Jo Clegg, vingt-neuf ans, adresse…

Mais cinq secondes s’étaient déjà écoulées. Teresa se souvint de ce qu’elle avait à faire, se crispa en pensant au danger qu’elle courait, et se cacha sous la première porte cochère venue.

C’est alors qu’un homme passa cette même porte et lui logea une balle dans la tête.

 

L’accès à un scénario extrême était quasiment instantané ; par contre, le retrait et la guérison après une mort virtuelle étaient lents et pénibles. Le lendemain de sa première session, Teresa dut faire son rapport à l’agent Kazinsky afin de poursuivre son entraînement. Ce qu’elle fit après avoir dormi trois heures seulement la nuit précédente : elle avait passé ces dernières vingt-quatre heures à la clinique de Quantico, en thérapie extensive. Elle était épuisée, terrifiée, démoralisée, et persuadée qu’elle ne s’aventurerait plus jamais dans une telle galère.

Elle n’était pas la seule à raisonner ainsi : deux des autres recrues ne se présentèrent pas du tout et furent immédiatement rayées des listes. Ceux qui restaient avaient l’air tout aussi mal en point que Teresa, mais ils n’avaient pas eu le temps de comparer leurs notes. Kazinsky annonça qu’ils allaient tous retourner dans ce scénario pour résoudre la situation. Par contre, cette fois-ci, on daignerait leur donner quelques détails sur l’incident en question.

Au lieu de devoir tout apprendre sur le témoin durant les quelques secondes précédant l’événement, Teresa reçut un véritable profil du personnage. Elle eut donc un rapport détaillé sur Mary-Jo Clegg, comprenant non seulement les faits incriminés, mais aussi les traits marquants de sa personnalité. On lui annonça aussi, et ce n’était pas négligeable, que Mary-Jo avait survécu à l’incident. C’est sa description du pilleur de banque et, plus tard, son identification parmi d’autres suspects qui permirent son arrestation, et son exécution. On leur dévoila l’identité du tueur : il s’appelait Willie Santiago et, à trente-quatre ans, avait un casier judiciaire long comme le bras ; il s’était spécialisé dans les attaques à main armée. Au moment de sa rencontre avec Mary-Jo, il tentait de fuir la banque qu’il venait de braquer. Il avait abattu un des employés, et les gardes de la sécurité étaient à sa poursuite. On avait déjà prévenu la police, qui était en chemin vers le lieu du crime.

Teresa ignora ses mauvais pressentiments et, bien qu’elle fût terrifiée en pensant à ce qui allait certainement lui arriver, elle retourna dans le scénario le jour même.

Son arrivée à Cleveland fut identique à sa première incursion. Elle reçut de plein fouet le même déluge d’informations : la chaleur, le bruit, la foule. Par contre, cette fois-ci, elle était au bord de la panique. Elle vit la porte de la banque, sut instantanément ce qui allait lui arriver et comprit qu’elle ne pouvait rien faire pour se protéger. Elle tourna les talons et courut à toutes jambes le long de la 55e. Santiago jaillit de la banque et partit dans la direction opposée en tirant sur les passants ; il en blessa deux. La police devait l’arrêter au bout de quelques minutes. Trois heures plus tard, Teresa errait toujours dans les rues de Cleveland sans trop savoir ce qu’elle devait faire. Elle avait tout oublié : l’entraînement, les moyens mnémotechniques, les acronymes. Elle s’émerveillait de l’importance de la simulation où elle évoluait, du soin apporté au moindre détail, de son gigantisme, des milliers de personnes qui la peuplaient, de leur réalisme, de cette infinie procession de véhicules, de gens, d’événements. Elle parcourut les titres des journaux, trouva même un bar où la télévision était allumée et y regarda un bulletin d’informations qui annonçait l’arrestation de Santiago. Son incursion avait commencé dans l’angoisse et, après une brève période de soulagement en constatant que, cette fois-ci, Santiago n’avait pas pu lui faire de mal, l’angoisse revint en force : Teresa commençait à croire qu’elle était prise au piège, qu’elle ne pourrait jamais sortir de ce Cleveland de 1962 où elle ne connaissait personne, où elle n’avait nulle part où aller, pas un sou en poche, et aucun moyen de retourner d’où elle venait. C’était une perspective terrifiante et, dans son état d’épuisement mental, elle commençait à se croire perdue pour de bon. Jamais elle ne pensa à l’acronyme LIVER, ou à la meilleure façon de l’utiliser.

Finalement, l’agent spécial Kazinsky eut pitié d’elle et demanda aux gens de Quantico de la sortir de là avant qu’elle ne perde complètement le nord.

Le lendemain, lorsqu’elle vint faire son rapport, elle était dans un état physique et mental encore plus déplorable que la dernière fois, et elle apportait sa lettre de démission rédigée sur une feuille de papier à en-tête du Bureau.

Dan Kazinsky la lui prit, la lut consciencieusement, puis la plia en quatre avant de la mettre dans sa poche.

« Agent Gravatt, dit-il, je ne vous tiens pas rigueur de votre conduite : les tentatives d’évasion sont partie intégrante du programme. Néanmoins, lorsque les faits se sont produits dans la réalité, Mlle Clegg a fourni une description précise du coupable, et c’est grâce à son témoignage qu’il fut arrêté et exécuté. Vous ne pouvez pas en dire autant. Prenez vingt-quatre heures de congé et revenez me voir demain, à cette même heure.

— Merci, monsieur », répondit Teresa.

Elle rentra chez elle et appela Andy. Ils devaient se marier dans deux mois. Elle lui raconta ce qu’elle avait fait et ce que Kazinsky lui avait dit. Andy avait déjà reçu un entraînement similaire : il fut à même de l’aider à surmonter cette période difficile.

 

Lorsqu’elle retourna à Cleveland, elle ne chercha pas à s’enfuir : elle se mit à côté de la porte et, quand Santiago sortit de la banque, elle le fixa avec attention juste avant qu’il ne l’abatte.

La fois suivante, elle tenta à nouveau de bien voir le visage de Santiago, puis se jeta sur le trottoir, la tête baissée. Non seulement elle ne put le décrire, mais en plus il lui logea une balle dans la nuque.

Plus tard, elle tenta de maîtriser Santiago en se jetant sur lui pour le plaquer au sol. Elle pensait pouvoir employer les techniques d’immobilisation qu’on lui avait enseignées. Il y eut un bref combat assez brutal à l’issue duquel il l’abattit une fois de plus.

Chaque épisode était plus pénible que le précédent : bien que Teresa conservât sa propre identité – jamais elle n’alla s’imaginer qu’elle devenait bel et bien Mary-Jo Clegg –, elle avait beaucoup de mal à supporter la douleur, la peur et le traumatisme de ses morts successives. Après chaque expérience extrême, il lui fallait des heures de convalescence physique et mentale, et le délai de repos fut étendu jusqu’à quarante-huit heures ; rien d’inhabituel pour une novice, mais cela faisait beaucoup de temps perdu. Elle savait qu’il lui fallait réussir si elle ne voulait pas être recalée.

Lors de la session suivante, elle suivit les conseils répétés de Kazinsky et tenta de laisser Mary-Jo prendre le contrôle des événements. Dans la réalité, qui s’était déroulée exactement comme dans la simulation, Mary-Jo ne pouvait savoir qu’un homme en armes allait surgir de la banque et n’avait donc réagi qu’après l’intrusion de Santiago.

Teresa eut à peine le temps de se faire à l’identité de Mary-Jo. Elle fit quatre pas dans la rue, puis le braqueur apparut dans l’entrée. Mary-Jo se tourna vers lui, vit le revolver qu’il brandissait et ressentit un mélange d’horreur et de surprise avant que Teresa ne prenne le relais. Elle plongea de côté au moment même où Santiago ouvrait le feu. Cette fois, il dut s’y reprendre à deux fois pour la tuer.

Teresa finit par réussir à sa septième tentative. Elle permit à Mary-Jo de réagir à sa guise : se tourner à l’apparition de Santiago, se tenir face à lui, puis lever le bras et faire un pas en avant. Santiago lui tira dessus, mais rata sa cible, surpris de voir qu’une simple passante désarmée tentait de le maîtriser de façon purement instinctive. Teresa sentit sur son visage la chaleur dégagée par le coup de feu, frémit en entendant le choc assourdissant de la détonation, mais la balle se perdit.

Finalement, elle se laissa tomber et, au moment où elle heurtait le sol, vit Santiago qui s’éloignait au pas de course dans la lumière aveuglante du soleil. Quelques instants plus tard, deux gardes de sécurité sortirent à leur tour de la banque, et l’un d’entre eux vint l’aider à se relever. Peu après, le scénario se termina ; Teresa avait survécu et rapporté une description.

 

Durant les semaines qui suivirent, le cours d’expériences extrêmes se poursuivit et, sous la tutelle de Kazinsky et des autres instructeurs, Teresa passa d’un stade de participation à un autre : du rôle de témoin, elle passa à celui de principal actant et se fit victime, garde de sécurité, criminel, policier ou agent fédéral. Dans l’une des affaires, elle interpréta un otage ; dans une autre, le négociateur.

Le plus dur était encore ces scénarios dont la nature était difficile à définir au premier abord et où les instructeurs laissaient les événements suivre leur cours un long moment avant que n’intervienne l’incident proprement dit. Durant une séquence mémorable, Teresa interpréta le rôle d’un agent de police en planque dans un bar de San Antonio, en 1981. Elle dut attendre pendant près de deux heures alors qu’elle savait très bien qu’elle n’aurait qu’une seule et unique chance d’agir. Lorsque l’homme en armes jaillit dans le bar – il s’appelait Charles Dayton Hunter, venait de Houston et, à l’époque, était bien placé au hit-parade des ennemis publics numéro un édicté par le Bureau –, elle le descendit d’une seule balle.

Plus tard, elle progressa jusqu’à avoir un contact direct avec certains des participants ayant survécu à toute l’entreprise. Par exemple, un mois après qu’elle eut maîtrisé la simulation Santiago, on l’envoya à Cleveland pour qu’elle rencontre Mary-Jo Clegg. Celle-ci avait une soixantaine d’années ; elle était fonctionnaire en retraite et semblait très contente de pouvoir se faire un peu d’argent de poche en travaillant pour le Bureau. Elle n’avait pas l’air traumatisée par les événements de 62, ce qui était plutôt réconfortant, et avait tendance à minimiser son importance dans l’arrestation et l’exécution de Willie Santiago. Teresa trouva plutôt déconcertante l’idée d’avoir partagé de façon si intime la terreur ressentie par cette femme et, plusieurs fois, d’avoir vécu sa mort.

Les Extrêmes
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